Je commence à en avoir marre, là. C'est n'importe quoi cette histoire.
Je veux dire, tu rentres de Sicile, tranquille, bronzé. (Bon bronzé dans mon cas ça veut dire livide au lieu de transparent, genre "ah mais t'es resté à Paris toi ?", genre "Mais c'est pas possible d'être plus blanc que ça, t'es pas bronzé" "Tiens regarde la marque du maillot" "AAAAAh" *fuit*, mais bronzé nonobstant.) Donc tu rentres de vacances, tu réintègres la casba, tu redéranges tes quartiers oranges. Tu es content car ton père a enfin fini de déménager et il ne reste presqu'aucune de ses affaires gênantes, y compris sa présence. Et en plus il fait beau sur la capitale pour la première fois depuis vingt mois juste quand tu débarques : jovial tu es.
Sauf que.
Sauf que tu ne t'attends pas forcément à ce qu'il te manque un chat. Non non non. Et pourtant, le fait est là, tu as beau fouiller tous les recoins, il n'y a plus qu'un chat sur les deux. Laquelle (oui c'est une femelle, et l'autre aussi d'ailleurs, mais maintenant, je te le dis, le féminin de chat c'est chat, sinon on ricane gravement quand tu distribues tes affiches de recherche dans les magasins du quartier avec les larmes au coin des yeux), laquelle donc est devenue complètement folle, et ne sait pas pourquoi parce qu'elle est complètement conne (c'est un chat, hein), mais elle miaule à tout va et se meurtrit de solitude que c'en est insupportablement triste et tristement insupportable.
A ce stade-là tu échafaudes des hypothèses habiles. Parce qu'un cadavre de chat, c'est déprimant, mais un non-cadavre de chat, et même un non-chat, c'est relativement pas probable. Alors qu'est devenue la toutoune après quelques jours dans un appartement au cinquième étage blindé ?
La seule ouverture était la terrasse : elle aurait pu sauter et son petit corps déboyauté aurait été gloutonné par les pigeons (j'ai tourné la phrase dans tous les sens, mais raté, elle est toujours pas drôle). Mais c'est quand même peu envisageable, elle a pas sauté en onze ans, elle va pas se prendre l'envie d'un coup comme ça parce qu'il fait pas beau. En plus la terrasse donne sur la cour intérieure, elle aurait pas disparu à l'impact.
Autres hypothèses, sachant que mon père est passé plusieurs fois pour prendre ses affaires et les emmener loin loin dans un quelconque chez-lui :
- il a laissé la porte ouverte (ce con) et elle s'est enfuie. Mais c'est improbable, puisqu'il y a plusieurs portes avant la sortie de l'immeuble, elle serait restée dans l'escalier...
- il l'a écrasée avec son lit et a pas osé nous l'avouer (non mais même objectivement, mon père est une tapette abrutie, on sait jamais) (j'ai assez moyennement gardé cette possibilité, c'est quand même gorissime) (et puis ça aurait laissé des traces de sang sur la moquette)
- il l'a mangée
- il l'a embarquée avec lui, le fourbe
- il s'en est fait des mitaines
Au point où on en est, tu écoutes même tes amis compatissants qui t'assurent qu'elle a été piquée par une araignée radioactive et vogue joyeusement pourchasser la veuve et l'orphelin...
Tu commences à faire des recherches, à poser des affiches, mais le coeur y est moyen, puisque t'as aucune idée du pourquoi du comment, tu es perdu en pleine mystèritude.
Et ce matin, miracle ! Un appel subit d'une vieille dame du coin t'en sort un pitit peu. Madame Mystèritude, c'est même pas une meuf de l'immeuble, style tous les locataires se sont donnés le mot pour te laisser crever dans ta détresse parce que t'es la famille du proprio, j'adore. Aimez les gens. Et alors Madame Mystèritude elle te dit qu'en passant voir une autre pote vieille dame dans la semaine, elle a appris l'affaire.
L'affaire, c'est que mon abruti de père a bien dû laisser la porte ouverte, vu que le chat en question s'est coincé dans un recoin du coffrage dans une cage d'escalier (me demandez pas, je sais pas ce que c'est) (une histoire de fin de canalisation, un truc comme ça). Donc tout le samedi, et tout le dimanche, les gentilles gensses de l'immeuble ont entendu des miaulements terrorisés et éperdus dans un endroit invisible de l'escalier, alors geint geint, grogne grogne. Le lundi, que je t'appelle l'architecte-gérant, et que je te fais envoyer des gens pour chercher le chat paumé.
Mais chaton malheureux, chaton peureux, alors chaton se terre six pieds sous terre et se révèle indémerdablement coincé. Par dépit, les gens envoyés ouvrent deux-trois portes de coffrage ou que sais-je pour que genre le chaton peut sortir s'il lui prend l'envie de gambader attraper des souris entre les étages.
Le jeudi, le chat est toujours coincé, miaule toujours bien que assez moins fort, le pauvre. Locataires : soupire soupire, geint geint, grogne grogne, que je t'appelle les pompiers (il était temps, plutôt). Pin pon et hop hop, les pompiers déboîtent tout, sauvent habilement le chaton, et tout aussi habilement, le laissent s'échapper dehors. Parce que c'est vrai, faut comprendre, un pompier, c'est musclé, c'est sexy, c'est plein d'uniforme, c'est viril, ça te sort dans les bras de la maison en feu, mais contre un féroce chaton armé jusqu'aux griffes, c'est complètement démuni. Alors voilà-t-y pas que le chat véloce sème tout le monde et s'en repart vagabonder dans Paname. Je te rappelle que ce qui passe devant l'immeuble, c'est la nationale. Youpi youplà tralala.
A ce stade du récit de Madame Mystèritude, tu hallucines quand même un chouïa, sans champignon ajouté, et tu déprimes un tout ptit chouïa aussi, vu que ton chat pur pedigree d'appart depuis 1812 promène son pelage obscur dans la jungle obscure de la ville obscure dans la nuit noire (et obscure).
Je passerai sous silence (c'est une figure de style : en fait je vais le dire juste après) la sollicitude naturelle des Parisiens et banlieusards (tu vois ? c'est rusé hein ?), pas seulement des locataires, mais aussi des commerçants avenants, parce que comprends-tu, monsieur client, c'est hypeeeeeer pas possible de placer votre avis de recherche, comment voulez-tu qu'on aille gâcher la belle vitrine avec une intolérable petite feuille blanche où ya même des mots, et à part ça c'est sur place ou à emporter ?
...Alors en désespoir de cause :
Nous recherchons notre chatte noire échappée dans la région de la place Marcel Sembat à Boulogne-Billancourt, perdue depuis le 23 août. Elle porte une tache blanche sur le cou, et le code CAD750 tatoué dans l'oreille droite. Si vous avez une quelconque information, merci de me contacter quelque part, genre ici. Récompense possible à la clef, en espèces, nature, tapis, tableaux, capotes, bijoux, CD, meubles, murs, toits...