Morceaux choisis du moleskine bleu qui m’a été offert au Noël dernier par Black Sharne – ce carnet qui, comme on sait, fut le support et l’ami cher à Hemingway, Van Gogh, Aristote et Buster Keaton, et qui par conséquent ne peut manquer de déposer sur mes inspirations un scintillant voile de génie. On remarquera, dans ces fragments qui couvrent presqu’un an, collectés dans une autre crise de rétrospectivite, que mes préoccupations ne s’envolent pas hors de certaines angoisses. « De l’impossibilité théorique de vivre » y rentre évidemment.
8 est mon chiffre, qui me place lorsque je le repère dans une plénitude semblable à celle que peut provoquer un alexandrin. Il y a d’abord ce chuintement, ce glissement de l’air par l’embrasure des lèvres, qui s’écrase soudain avant de se faire sifflement contre la barre du T et choit dans le silence comme un instant satisfait. Ce n’est pas la rotondité, la parfaite symétrie du huit qui comble, mais cette double adéquation, d’une part entre les deux ovales s’efforçant de rouler et le cercle de la diphtongue, d’autre part entre l’intersection sacrilège mais angulaire et la consonne inopinée qui vient sourdre et finir la stridence. La beauté jaillit de cette symétrie synesthésique, dépassant celle, solitaire, des coins de la flèche du 7. Cet amour vient de Pratchett, chez qui le huit a, au sens propre, une couleur ; il me semble que le goût pour une chose aussi abstraite qu’un chiffre, contrairement à ce que cette justification sensorielle pourrait parvenir à prouver, vient toujours d’une référence, d’un souvenir, d’un goût, de ce qui doit équivaloir en termes de vie à l’intertexte. Ainsi des nombres impairs, en particulier du 5 et du 7, appréciés d’un côté du continent pour Verlaine et consorts, et de l’autre grâce aux haikus ou hokkus ou qu’en sais-je. Plus vagues et plus solubles dans l’air, paraît-il, ils répondent à l’exigence de simplicité de la vérité par cette légèreté revendiquée, et traduiraient par conséquent plus librement la formule de l’esprit qu’une cadence régulière tendant vers un rythme connu dangereusement circonscrivant. Il me semble que cette légèreté ne doit son universalité qu’à une subversion de la culture du rythme, et donc à une réaction connue au connu ; quoi qu’il en soit je ne trouve pas l’impair plus pénétrant ou moins assommant que son inverse, l’attendu ; s’il attire moins l’attention, le pair ne pénètre pas moins – il invite tout autant à rejeter l’artifice en propulsant au cœur de l’habitude que son contraire en y dérogeant : tous deux, ils peuvent faire oublier le commun, le connu, le déjà, et le reformuler.
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Quand on lit trop de livres qui parlent de vies possibles, on ne peut s’empêcher de se demander quel type d’histoire on est en train de vivre. Mais quand l’esprit côtoie trop longtemps ce qui ne peut pas arriver, c’est pire encore ! on se demande sans cesse dans quelle histoire on est prêt à basculer, de quelle épopée fantastique nous sommes le commencement banal, et quelle cascade d’imaginations contient en puissance notre oubliable incipit.
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Il est aussi difficile que nécessaire de surprendre le lecteur. Parce que la profusion de tous les types d’ouvrages a multiplié l’utilisation de tous les types d’artifices, des subversions de ces artifices et des subversions de ces subversions ; parce que ces artifices sont aujourd’hui enseignés et compartimentés selon les grilles de l’histoire littéraire ; et parce que la littérature autrefois jalouse détentrice de ces artifices les a cédés au cinéma, à la télévision et aux illustrés, – le lecteur y est a présent habitué, ainsi qu’à leur mise en scène. Ainsi toujours égal potentiel de l’auteur, le lecteur sait suivre à l’avance la plupart des fils narratifs et toutes les possibilités plausibles de leurs diversions et divergences – et, c’est là le plus dangereux pour le démiurge, à la fois en particulier et en général : les catégories diégétiques sont connues, leurs tenants et aboutissants exégétiques leur sont chevillés, et chaque détail propre à un ouvrage peut être analysé immédiatement dans la cohérence d’ensemble de l’ouvrage (et de ce qu’elle promet) et dans la cohérence d’ensemble des possibilités narratives (et de celles qui sont promises).
J’ai dit « peut être » : en vérité l’habitude de l’habitude a changé les artifices de composition des trames narratives en stéréotypes fondateurs, à présent repérés aussi immédiatement qu’inconsciemment, parce que leur évidence est aussi une évidence. Il est inconfortable de noter qu’ils sont appliqués tout aussi peu consciemment, parce que même galvaudés – reconnus et sus galvaudés –, ces artifices n’en définissent pas moins ce qui fait une histoire : vivre cette histoire demande de les suivre, de suivre les possibilités qu’ils appellent et au-delà desquelles on ne peut pas franchement penser ni vivre quoi que ce soit. Ces artifices souffrent non seulement d’être trop repérés (ce qui nuit à leur force, à leur efficacité individuelle) mais surtout d’être repérés trop vite, voire à l’avance, avant qu’ils n’aient pu, ou se former, ou laisser leur place (ce qui nuit à leur flexibilité et à la possibilité même de la surprise).
Prenons en particulier l’exemple facile de la réaction du lecteur face à un événement important que le récit suggérait à l’avance et prévoyait longuement – un suicide, un meurtre, une apocalypse, des retrouvailles… Si la prévision ne se réalise pas, le lecteur pourra apprécier la qualité du rebondissement l’ayant conjurée, mais sera déçu que le livre n’ait pas dépassé ses propres doutes face à cet événement vers lequel se condensait la trame : n’ait pas outrepassé l’artifice connu du rebondissement conjurateur. Si elle se réalise, le lecteur sera surpris face à la subversion de la subversion de l’artifice annonciateur, mais sera déçu que l’on n’ait pas voulu le surprendre et qu’aucun rebondissement final ne soit venu bouleverser la trame si longtemps annoncée avant sa réalisation. Sans doute sera-t-il alors incapable d’apprécier les dernières pages, tout outré qu’il est de n’avoir pas été surpris. Mais surpris, il savait qu’il allait l’être, et ne pouvait donc l’être.
En résumé, formé par la fréquentation des textes, le lecteur se situe chaque fois devant eux, et devant lui le texte n’existe pas seul mais comme un reflet battant de tous les autres textes. Je ne déplore pas ici un âge de la littérature, que je ne crois changeante qu’en surface, mais un âge du lecteur : cette maturité bouffie de références qui voit le déjà-vu chaque fois qu’elle voit, qui ne peut plus se laisser absorber.
Le lecteur, ce me semble, ne peut être surpris que de trois façons : soit lorsqu’on le sème dans une intrigue foisonnante, qui noue les fils et leurs divergences entre eux et court-circuite leur suivi – mais cela requiert un considérable travail d’imagination ; soit lorsqu’il n’y a pas d’intrigue ; soit lorsque ce qui est annoncé (ou prévisible) se réalise, mais pas dans les circonstances attendues, ou pas avec les conséquences attendues, ou pas entièrement.
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Je ne sais si vraiment il s’agit d’héritage, mais il serait vain d’essayer d’ignorer le lien entre les paroles des chansons – qu’avec tant de beauté l’on appelle « lyrics » – et un certain genre de poésie moderne. Un vague thème est déployé, sur lequel le titre donne un indice ou une lecture, mais au fil de la musique les images et les formules se succèdent sans beaucoup de souci de syntaxe ou de cohérence ; de sorte que lorsqu’on prend la peine de les écouter (déjà en soi acte d’éveil à la beauté, bien moins libre dans la lecture, où sens et musique sont moins encore dissociables), il se fait souvent la place – à l’échelle d’une phrase, d’un couplet ou de tout le morceau ; du ressenti le plus ponctuellement personnel jusqu’au truisme soudain évident – pour une vérité qui nous point, et que la commerciale disponibilité des mots qui l’entourent ne disqualifie pas vraiment, donnant à la chanson tout une couleur philosophique, – laquelle couleur s’ancre encore dans la jouissance de l’esprit, d’une part en ce que la synesthésie permet de convoquer comme sensations immédiates plus intensément que la graphie abstraite d’une page, d’autre part en ce que nous nous imaginons être à l’origine de la trouvaille, et nous sentons comme découvreurs au-delà du connu.
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Lexique.
Connu : vis-à-vis duquel il s’agit de se situer.
Inconnu : expérience de pensée forgée à partir du connu.
Non-connu : malaise lorsque le monde échappe à toute appréhension actuelle ; se traduit par une fuite loin du connu par les moyens de pensée du connu.
Inconnaissable : postulat « euclidien » (évident, nécessaire et sans preuves) fondant tout connu.
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Il est facile de faire de la vie de Jésus une histoire vénale. Je me suis fait homme, proclame-t-il : voyez ! vois ! j’ai vos sens, vos douleurs, votre souffrance, vos peurs. Ce que J’avais créé, je le vis à présent. Oui, je le vis, réellement Je ne suis plus immortel !
Que je connaisse ce qui attend l’homme, et sache extraire de mon champ de vision les universels, est pure coïncidence. Je suis homme vous dis-je, comme l’auteur de la pièce joue le personnage principal! Je ne suis pas le metteur en scène, je m’en suis détaché ; aussi suis-je vraiment homme.
Bien sûr, il faut que je sois principal. Pourquoi apparaîtrais-je sur scène pour rester la servante muette, le machiniste. Je suis homme mais j’omets de dire qu’il convient pour cela que je sois l’homme, que le récit de mon existence circonscrive le paradigme, avec assez d’imprécisions pour rester toujours applicable et trop de précocité pour ne pas impressionner.
Je ne suis pas homme, je suis l’homme. Mais qui voit la différence ? C’en est fait, je vais mourir : voyez, je vais tous vous définir. Et l’homme ignoré de tous y compris de lui-même saura se définir dans ses plus soudains accès et sa chute la plus générale par rapport à moi et dans l’admiration d’une vie qui ne connut que l’admiration.
(Au dernier instant j’ai voulu ne pas mourir, par peur de la souffrance ou de perdre ce corps sensible si divin, mais je savais que dans les cœurs, je ne mourrais jamais, qu’aussi court que soit mon passage sur Terre au regard de l’éternité il ne manquerait pas d’y retentir et d’en changer le parfum – et peut-être est-ce depuis lors que l’homme ne peut plus vraiment songer mourir.)
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Les sept péchés de facilité :
Orgueil : Ostentation, Isolement.
Colère : Généralisation.
Avarice : Conceptualisation, Ineffable.
Luxure : Vulgarité.
Envie : Facticité, Entourage, Imitation.
Gourmandise : Duplication, Multiplication.
Paresse : Attente, Prophétie.
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Regard sur le monde après le sexe qui suit une longue ascèse : ouverture à la vie comparable au réveil qui suit un long sommeil longtemps attendu et repoussé, dans une sphère essentiellement sociale, inaugurant des relations de séduction échappant à l’ordre du besoin, couplée à des modifications non négligeables des réactions strictement physiques. Sensations comparables au retour à la réalité après deux heures dans une salle de cinéma : se retrouvent des facultés que l’on avait complètement bien que temporairement oubliées.
Sentir qu’on est seul, qu’on plaît ou qu’on peut plaire puisqu’on a plu, qu’on est éveillé sans fatigue, qu’il n’y a plus de musique : sentir autrement le monde, et rester vaguement troublé que ce ne soit pas le monde qui ait changé.
3 commentaires:
Je suis bien aise que Moleskine t'ai permis d'écrire toutes ces choses-là.
C'est lyrique.
<3
:)
J'aime beaucoup les textes des extrémités.
Par ailleurs, je remarque pas mal d'échos entre ces textes finalement. Il y en a deux, centraux, qui se rapprochent : complétude / incomplétude et la question du potentiel.
Dans le premier cas : Pair/Impair, Non-surprise/Surprise du lecteur, Éternité/Mortalité, Relation sexuelle.
Dans le second : la potentialité de la vie, celle des histoires, celle de l'inconnu (qu'on découvre).
Je n'en ajoute pas plus. ^^
A propos du nombre huit, et du symbole 8 en particulier, je me permets de citer très librement Jünger ; je vous laisse le soin de retrouver la citation exacte :
"Il est intéressant de noter que le symbole de l'infini (∞) n'est pas la boucle qui se replie sur elle-même, mais la double boucle."
A ce sujet, je pense qu'il n'est pas insignifiant que le huit soit un nombre purement pair, 2*2*2. D'un autre point de vue on peut considérer le huit comme la plus grande puissance de deux directement intelligible.
Bonsoir,
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